VIII
LA « CÉRÈS

Toute une semaine passa avant que Bolitho fût arraché à son isolement et mis dans une voiture hermétiquement fermée qui le conduisit à sa nouvelle prison. Il avait dû faire appel à toutes les ressources de son courage et de sa volonté pour supporter ces sept journées, en remerciant plus d’une fois la marine de l’avoir ainsi formé à supporter ce qui lui semblait devoir durer une éternité.

Sans doute ses gardes avaient-ils été triés sur le volet : rudes et brutaux, ils arboraient des uniformes mal taillés qui ajoutaient encore à leur aspect menaçant.

Bolitho dut se déshabiller intégralement ; ils se mirent à plusieurs pour le fouiller et ôter de ses vêtements tous ses objets personnels. Comme si cela ne suffisait pas, ils lui avaient enlevé ses épaulettes d’amiral et ses boutons dorés, sans doute pour se les partager entre eux en guise de souvenirs. Et, tout le temps qu’avait duré l’opération, ils n’avaient cessé de le soumettre à toutes les humiliations, à toutes les insultes possibles. Mais Bolitho, qui s’y connaissait en hommes comme il s’y connaissait en navires, ne se faisait aucune illusion sur ses gardiens. Ils cherchaient un prétexte pour le tuer et se montrèrent fort dépités de voir qu’il restait silencieux et apparemment calme.

Il avait manqué une seule fois de craquer : il s’était fait arracher le médaillon qu’il portait autour du cou par l’un des soldats, qui était resté un bon moment à l’examiner avec curiosité. Bolitho ne rêvait que de saisir l’homme à la gorge et de le massacrer devant les autres avant de se faire tuer, mais il avait pris sur lui.

Le garde avait soulevé le couvercle de la pointe de sa baïonnette et avait vu avec surprise la boucle de cheveux tomber sur le sol avant de s’envoler par l’ouverture de la porte.

Mais le médaillon était en or et il parut donc satisfait. Il ne saurait jamais ce que représentait pour Bolitho cette boucle des cheveux de Cheney qu’elle lui avait donnée avant qu’il la quittât pour la dernière fois.

Privé de montre, sans personne à qui parler, il avait du mal à suivre le fil du temps, sans même parler du cours des choses au-delà des murs.

Comme on le sortait de sa cellule pour le mener dans la cour, il vit la voiture qui l’attendait, ce qui lui procura un grand soulagement. Sa nouvelle prison serait peut-être pire, il allait peut-être affronter un peloton d’exécution, peu lui importait, il était heureux de mettre fin à cette attente.

Dans le fourgon, où il faisait tout noir, l’attendaient les autres. Ce fut pour lui une grande surprise, et l’émotion s’empara de tous. Lorsque le véhicule s’ébranla, suivi de son escorte à cheval, incapables de dire un mot, ils ne purent que se serrer la main en profitant des rais de soleil qui filtraient à travers les rideaux pour mieux observer mutuellement leur mine.

— Vous êtes ici par ma faute, commença Bolitho. Si j’avais donné ma parole, vous seriez rentrés chez vous, peut-être même depuis longtemps. A présent, conclut-il en haussant les épaules, vous êtes tout aussi prisonniers que moi.

Allday avait l’air particulièrement réjoui, ou peut-être était-il heureux de le savoir en vie ?

— Pardi, je suis sacrément content d’être sorti de cette bauge, amiral ! – il tendit ses deux poings en avant comme pour assommer quelqu’un. Encore quelques jours comme ça de leurs mounseers et j’te leur aurais balancé ça dans la tronche !

Neale, affalé entre Browne et Allday, tendit la main pour toucher Bolitho. Il avait un gros bandage à la tête et, dans les rares taches de lumière, son visage paraissait pâle comme la mort.

Il murmura :

— Ensemble. Maintenant, nous allons leur faire voir.

— Il fait de son mieux, amiral, dit doucement Allday – et, avec un signe de tête furtif en direction de Bolitho : Il a pas changé depuis qu’il était jeune homme, pas vrai, amiral ?

— J’ai été interrogé par deux des officiers français, amiral, commença Browne. Ils m’ont demandé une foule de choses à votre sujet. Je les ai entendus plus tard qui parlaient de vous et je soupçonne qu’ils étaient ennuyés.

Bolitho hocha la tête.

— Vous ne leur avez pas laissé voir que vous parliez et compreniez le français ?

Il vit que Browne souriait : il avait presque oublié les autres talents de son aide de camp. C’était peu de chose, mais tout de même.

Browne se retint à une courroie comme la voiture prenait de la vitesse.

— J’en ai entendu qui parlaient des navires de débarquement que l’on envoyait à Lorient et à Brest. Il y en a de deux sortes, si j’ai bien compris. Ils nomment la première chaloupe canonnière* et l’autre, plus petite, péniche*. Ils en ont apparemment construit des centaines.

Bolitho sentit qu’il était capable de rapprocher ces informations éparses de ses propres déductions sans en ressentir de désespoir. Peut-être l’épreuve qu’il avait endurée seul dans sa cellule lui avait-elle communiqué la haine nécessaire pour penser de façon claire, pour déterminer la meilleure façon de réagir.

Il se tourna vers Neale dont la tête reposait contre le bras protecteur d’Allday. Sa chemise étant ouverte jusqu’à la taille, Bolitho aperçut des traces de griffe à l’endroit où quelqu’un avait arraché le médaillon que Neale portait toujours sur lui. Il enfermait un portrait de sa mère, mais peu importait, ils le lui avaient tout de même pris. Pauvre Neale, il était détruit. Que pouvait-il bien se passer dans sa tête ? se demanda-t-il, alors que les roues commençaient à claquer sur la grand-route. Pensait-il à son Styx qu’il aimait tant, à sa maison, ou encore à son second, le taciturne Mr. Pickthorn, qui était comme un autre lui-même ?

Sans moi, il serait à l’hôpital.

Ils connurent des alternances d’assoupissement et de réveil brutal comme s’ils craignaient que leurs retrouvailles ne fussent qu’un nouveau piège, un épisode de ce cauchemar. Ils se soutenaient entre eux, et devaient endurer ensemble la chaleur de la voiture fermée sans savoir ni où ils étaient ni où ils allaient.

La voiture fit halte à plusieurs reprises, pour abreuver les chevaux ou pour en changer. Un homme de l’escorte leur passait du pain et du vin, sans leur accorder autre chose qu’un bref regard, puis l’on se remettait en route.

— S’ils nous séparent, nous devons trouver un moyen de rester en contact.

Bolitho entendit les bruits d’une voiture qui arrivait en sens inverse. Ils se trouvaient donc sur une grand-route, et non pas sur un petit chemin tortueux.

— J’ai l’intention de m’évader, mais nous nous évaderons ensemble.

Il devina qu’ils avaient tous le regard fixé sur lui, et il sentait presque l’espoir renaître chez eux.

— Si l’un d’entre nous tombe ou se fait reprendre, les autres devront poursuivre, apporter ces renseignements en Angleterre à tout prix, dire la vérité sur l’état de préparation des Français et leur nouveau système de transmission.

— Ensemble, amiral, grommela Allday, c’est ce que vous avez dit. S’il faut que je vous porte tous sur mon dos, vous d’mande bien pardon, amiral, mais faudra que l’Angleterre attende un peu plus longtemps.

Browne se mit à rire. Cette pauvre plaisanterie faisait du bien, alors qu’ils pouvaient tous avoir été fusillés avant qu’un autre jour fût passé.

— Restez à votre place, Allday, lui dit-il. N’oubliez pas que vous êtes le domestique de l’amiral, pas son maître d’hôtel.

— Je ne l’oublierai jamais, lui répondit Allday en souriant.

— Taisez-vous, ordonna Bolitho en mettant un doigt sur ses lèvres.

Il essaya de soulever l’un des volets, mais réussit seulement à le faire très légèrement bouger. Sous le regard de ses compagnons, il s’agenouilla sur le plancher sans faire attention à la douleur qui se réveillait dans sa cuisse blessée et plaqua sa figure contre le volet.

— La mer, annonça-t-il doucement, je la sens.

Il eut l’impression de leur faire part d’un grand miracle. Pour des marins, c’en était un : la mer.

On allait sans doute les extraire de la voiture et les enfermer dans quelque prison puante. Mais ce ne serait pas pareil, dussent-ils endurer les mêmes privations et les mêmes souffrances. Combien d’hommes ne voient dans la mer qu’une ennemie, la dernière barrière qui les empêche d’accéder à la liberté. Au contraire, le marin la bénit au fond de son cœur, au point d’en faire une prière : « Menez-moi seulement jusqu’à la mer et alors, oui, je retrouverai le chemin de chez moi. »

La voiture s’immobilisa, un soldat ouvrit les volets pour leur donner un peu d’air. Bolitho resta assis, immobile, mais ses yeux furetaient partout. Pas la moindre trace d’eau, pourtant il savait qu’elle était là, derrière ces rangées de basses collines arrondies.

De l’autre côté de la route s’étendait une vaste étendue désolée de lande nue à travers laquelle volaient des nuages d’épaisse poussière. Des escadrons de cavaliers y faisaient des voltes, puis se reformaient, et ce spectacle lui rappela la grande peinture accrochée dans le bureau de l’amiral.

— Les mêmes cavaliers que ceux de l’escorte, amiral, nota Browne à voix basse, des dragons.

Une sonnerie de trompettes retentit, et, l’escadron changeant de formation pour repartir au galop dans un nouveau nuage de poussière, Bolitho aperçut les reflets du soleil sur les casques à queue noire et les plaques pectorales. Il y avait de la place, l’endroit était vraiment idéal pour entraîner la cavalerie, peut-être en vue d’une invasion. Les dragons représentaient également une menace sérieuse pour quiconque essayait d’échapper à la captivité. Enfant, Bolitho les avait souvent admirés à Truro, près de sa demeure de Falmouth, à l’exercice ou à la parade. Il les avait également vus poursuivre des contrebandiers qui tentaient d’échapper aux agents du fisc, et se souvenait bien des éclairs que jetaient les lames tandis que les cavaliers galopaient à travers la lande.

On referma les volets et la voiture bondit en avant. Bolitho savait qu’il s’agissait d’un avertissement, et non d’un acte inspiré par la compassion. Cela dépassait en clarté tous les mots, ces fiers dragons le criaient haut et fort.

Le crépuscule était tombé lorsqu’ils descendirent enfin de voiture, tout courbatus et fatigués de leur voyage. Le jeune officier qui commandait l’escorte tendit quelques papiers à un fonctionnaire en uniforme bleu puis, après un bref signe de tête aux prisonniers, tourna les talons, visiblement ravi d’être débarrassé de ses responsabilités.

Bolitho examina le bâtiment trapu qui allait être leur nouvelle prison. Devant lui, le fonctionnaire était toujours plongé dans ses papiers, comme s’il savait à peine lire.

Il y avait un haut mur de pierre, sans fenêtre, et une tour centrale que l’on apercevait tout juste à travers le passage obscur qui conduisait aux portes.

Un vieux fort, une station de gardes-côtes que l’on avait modifiée et à laquelle on avait ajouté diverses constructions au fil des ans ? On ne savait trop.

L’homme au manteau bleu le regarda et lui montra les portes. Quelques soldats qui avaient assisté à l’arrivée des nouveaux venus se mirent en rang et, tels des condamnés à mort, Bolitho et ses compagnons suivirent le personnage officiel sous le porche.

Ils attendirent encore, puis un capitaine de la garde nationale, assez âgé, entra dans la pièce où on les avait abandonnés le long d’un mur. Il se présenta :

— Je suis le capitaine Michel Cloux et c’est moi qui commande ici.

Il avait un visage étroit, une vraie tête de renard, mais ses yeux n’étaient pas hostiles et la seule chose que l’on pouvait dire, c’est que ses fonctions semblaient le préoccuper.

— Vous êtes toujours prisonniers en France et vous obéirez à tous les ordres que je vous donnerai sans poser de question, c’est compris ? Toute tentative d’évasion sera punie de mort. Mais, si vous vous conduisez convenablement, tout ira bien – puis, posant ses petits yeux sur Allday : On montrera à votre domestique ce qu’il doit faire et où aller pour satisfaire vos désirs.

Neale poussa un grognement et s’affala contre Browne.

Le commandant jeta un coup d’œil à ses papiers, apparemment irrité. Il ajouta, sur un ton un peu plus débonnaire :

— Je vais demander l’aide du médecin de la garnison pour le… euh… le capitaine de vaisseau Neale, c’est cela ?

— Merci, je vous en suis très reconnaissant.

Bolitho parlait d’un ton très calme : tout ce qui aurait pu laisser penser qu’il essayait de mettre en cause son autorité pouvait être désastreux. L’état de Neale avait établi une fragile passerelle entre eux. Le commandant avait visiblement reçu des instructions précises sur les soins à donner aux prisonniers et leurs conditions d’isolement. Mais c’était aussi, selon toute vraisemblance, un vieux soldat qui avait perdu des camarades. L’état de Neale lui faisait plus d’effet que ses ordres écrits.

Le commandant le regarda par en dessous, comme s’il le soupçonnait de lui tendre quelque piège.

— Vous allez gagner vos chambres, puis l’on vous donnera à manger.

Il remit en place une coiffure passablement défraîchie.

— Suivez mes hommes.

Comme ils montaient derrière deux des gardes un escalier à vis en pierre, Allday, tout en soutenant Neale qui risquait de glisser et de tomber, murmura :

— Ils peuvent bien essayer de me prendre tout ce qu’ils veulent, je n’ai plus rien !

Bolitho effleura son cou en songeant à son médaillon, à son visage la dernière fois qu’il l’avait vue. Et il songeait aussi à Belinda, à ce jour où Allday et lui l’avaient trouvée dans sa voiture renversée, sur la route de Portsmouth. Allday avait sans doute raison : ce médaillon constituait un lien avec quelque chose qu’il avait perdu. Il ne lui restait plus que l’espoir, et il était bien décidé à ne pas le perdre.

 

Pour Bolitho et ses compagnons, chaque jour ressemblait au précédent. La nourriture était simple et peu abondante, mais leurs gardes connaissaient le même ordinaire, et leur emploi du temps suivait la même routine. Ils découvrirent vite qu’ils avaient cette petite prison pour eux tout seuls, même si Bolitho et Browne, lorsqu’ils reçurent l’autorisation de se promener, sous escorte dûment armée, au-delà des portes, découvrirent quelques tombes sommaires, preuve évidente que les occupants auxquels ils succédaient avaient connu une fin violente sous les balles d’un peloton d’exécution.

Le commandant leur rendait quotidiennement visite, et il avait tenu son engagement de leur envoyer un médecin militaire pour soigner Neale.

Bolitho observait ce médecin avec grand intérêt. C’était celui qu’il avait déjà vu à Nantes et qui avait amputé le bras du jeune lieutenant de vaisseau. Plus tard, Browne devait lui apprendre, pour l’avoir entendu de sa bouche, qu’il devait retourner à sa garnison, à plus de trois heures de cheval.

Pour des hommes que l’on maintenait délibérément à l’écart du reste du monde, ces bribes de nouvelles étaient précieuses. Ils calculèrent que Nantes se trouvait à l’est, à vingt ou trente milles de la côte. Cela donnait pour leur prison une position à environ vingt milles au nord de l’endroit où ils avaient touché terre après leur naufrage.

Cette estimation était plausible, songea Bolitho. On les avait d’abord conduits à l’intérieur, puis de nouveau sur le littoral, mais plus près de l’estuaire de la Loire. Bolitho avait la carte en tête, les récifs et les bancs de sable, ces traîtres qui avaient vu le début et la fin de tant de traversées.

Il avait remarqué que, quel que fût le moment, le commandant ne les autorisait à sortir pour se promener ou faire de l’exercice que deux par deux. Les autres restaient là en otages. Peut-être étaient enterrés là ceux qui, au prix de leur vie, avaient transgressé les ordres du petit commandant.

Par une chaude matinée d’août, Bolitho, après avoir franchi les portes en compagnie de Browne, ne prit pas la direction de la route mais montra du doigt l’ouest et ses collines basses. Les trois gardes, tous à cheval et bien armés, acquiescèrent et, sur leurs montures ravies d’aller gambader dans l’herbe, ils prirent le trot, laissant derrière eux la prison. Bolitho s’était attendu à voir les gardes sortir de leur mutisme habituel pour leur intimer l’ordre de faire demi-tour mais, sans doute lassés de la monotonie de leur tâche, ils voyaient d’un bon œil le changement.

Bolitho essayait de ne pas accélérer le pas, et ils atteignaient le sommet de la première crête quand Browne s’exclama :

— Mon Dieu, amiral, comme c’est beau !

La mer était d’un bleu plus sombre qu’avant et s’étendait de tous côtés. La lumière était éblouissante, une brume de chaleur glissait doucement, mais Bolitho apercevait les tourbillons créés par les courants autour de quelques îlots, tandis que, plus au nord, il distinguait à peine une autre ligne de terre : probablement l’autre rive de l’estuaire. Il jeta un rapide coup d’œil aux gardes, mais ils ne regardaient même pas. Deux d’entre eux avaient mis pied à terre ; quant au dernier, il gardait un solide mousqueton en travers de la selle, paré à s’en servir à l’instant.

— Par là, fit Bolitho, il devrait y avoir une église, si je ne me trompe.

Browne s’apprêtait à lui indiquer la direction, mais Bolitho le coupa brutalement :

— Non, pas de geste, parlez !

— Sur notre gauche, amiral. Sur la face aveugle de la prison.

Bolitho mit sa main en visière : une église au clocher carré, partiellement dissimulée par le flanc de la colline et nichée dans la terre comme si elle était là depuis la nuit des temps.

— Rentrons – Bolitho se détourna à regret de la mer. Quelqu’un pourrait nous surveiller.

Browne le suivit, totalement abasourdi. Bolitho marqua un temps, puis, quand il entendit cliqueter les harnais derrière lui, il reprit :

— Je sais exactement où nous sommes, Oliver. Et si j’ai raison, ce clocher est occupé par des marins français, pas par des prêtres !

Il se tourna vers l’officier, mais il était pressé, ce qui lui donnait un ton presque désespéré :

— Je parierais fort qu’il s’agit du dernier sémaphore de ce côté-ci de l’estuaire – il se mit en route pour la prison, les mains dans le dos. Si seulement nous avions le temps de le détruire !…

Browne le regardait, tout étonné :

— Mais, amiral, ils en construiront certainement un autre et nous, nous…

— Je sais, nous serons exécutés… Mais il faut que je trouve le moyen. Si nos vaisseaux passent à l’attaque, et je crois qu’ils vont le faire, ne serait-ce que pour démontrer que les plans de Beauchamp étaient trop risqués, ils se feront couler jusqu’au dernier. Et, quant au temps dont nous disposons, mon ami, je crois qu’il n’y en a plus guère. L’Angleterre aura appris la perte du Styx et a certainement entamé des démarches pour procéder à des échanges, au moins en ce qui concerne les officiers survivants.

Browne se mordit la lèvre.

— Le capitaine de vaisseau Neale sera porté disparu, quelques-uns des hommes du Styx seront amenés à parler et à raconter ce qui est arrivé, aussi bien à lui qu’à nous.

Bolitho esquissa un léger sourire.

— Oui, des sources neutres vont bientôt chercher à vendre des renseignements à qui voudra bien les entendre. A mon avis, les Français veulent retarder la libération des gens du Styx jusqu’à ce que leurs flottilles de débarquement soient parées pour l’invasion. L’amiral Beauchamp avait raison.

— Il a judicieusement choisi le commandant en chef, fit Browne.

— J’aimerais être de votre avis, Oliver, soupira Bolitho. Plus ma captivité se prolonge, plus je me sens inutile et plus je repense à cette attaque. J’aurais dû voir cette faille dans mon plan, j’aurais dû en tenir compte, sans me soucier des renseignements donnés par l’Amirauté – il se tut, regardant Browne droit dans les yeux. Lorsque j’ai vu que la Phalarope se retirait, j’ai voué son commandant à tous les diables. Maintenant, je n’en suis plus si sûr. Il est possible qu’il ait agi sagement et avec un certain courage, Oliver. J’ai toujours affirmé qu’un commandant devait faire preuve d’initiative si ses ordres écrits ne disaient rien.

— Avec votre respect, je ne suis pas d’accord – Browne s’attendait à se faire reprendre, mais il poursuivit : Le commandant Emes aurait dû courir le risque de se battre plutôt que de laisser le Styx sans assistance. Et c’est ce que vous auriez fait à sa place, amiral.

— Du temps que j’étais capitaine de vaisseau, peut-être, répondit Bolitho avec un sourire. Mais, lorsque ma marque a disparu, c’est Emes qui a pris le commandement. Il n’avait pas d’autre choix.

Bolitho sentait la désapprobation de Browne plus sûrement que s’il l’avait exprimée à haute voix.

Allday les attendait en haut de la tour et, lorsque les deux officiers, en sueur après leur marche en plein soleil, s’engagèrent dans l’escalier courbe, il leur dit :

— Le chirurgien est revenu, amiral. Le commandant Neale ne va pas bien du tout.

Bolitho le poussa et courut jusqu’à la plus grande des deux pièces. Neale était étendu sur le dos, sa poitrine se soulevait et retombait comme si elle le brûlait. Un garde était en train d’enlever un seau qui contenait des pansements gorgés de sang, Bolitho aperçut le petit commandant qui se tenait près de la fenêtre à barreaux, l’air grave.

— Ah ! amiral, vous voici. L’état du commandant Neale empire, j’en ai bien peur.

Bolitho s’assit précautionneusement sur la couchette et prit la main de Neale. Elle était glacée, alors qu’il faisait chaud dans la pièce.

— Eh bien, John, que se passe-t-il ? Allez, mon vieux, dites-moi quelque chose.

Il lui secoua doucement la main, mais il n’y eut pas de réaction.

Non, pas vous. Dieu du ciel, pas vous.

La voix du commandant français lui donnait l’impression de venir de très loin.

— J’ai reçu ordre de vous transférer à Lorient. Là-bas, le commandant Neale sera dans des mains plus sûres.

Bolitho se tourna vers lui, s’interrogeant sur ce qu’il venait de dire, se demandant ce que cela cachait. Cela ne servait à rien, Neale allait mourir, et on les renvoyait à Lorient, d’où ils n’avaient aucune chance de s’évader et où ils ne pourraient plus détruire cette tour.

— Monsieur*, protesta-t-il, le commandant Neale ne survivra pas à un voyage pareil en voiture !

Le commandant lui tourna le dos pour regarder la mer.

— J’ai ordre de vous envoyer à Lorient. Le chirurgien connaît les risques, mais il m’assure que le jeune commandant ne se maintiendra en vie que s’il reste avec vous – puis le ton de sa voix s’adoucit, comme lors de leur première rencontre. Vous ferez le voyage par voie de mer. Ce n’est pas grand-chose, monsieur l’amiral, mais mon influence ne va guère plus loin.

— Merci, fit Bolitho en hochant la tête. Je ne l’oublierai pas, aucun de nous ne l’oubliera.

Le commandant carra ses épaules étroites, peut-être un peu ennuyé de ce subit rapprochement entre eux.

— Vous embarquerez ce soir. Ensuite… – il haussa les épaules – … cela ne dépend plus de moi.

Il quitta la chambre et Bolitho se pencha sur Neale.

— Avez-vous entendu, John ? Nous allons vous emmener dans un endroit où vous recevrez des soins convenables. Et nous resterons ensemble, hein ?

Neale essayait de tourner les yeux vers lui, mais même ce simple effort était trop difficile.

— Ça… ne… sert à rien. Ils… m’ont eu… cette… fois-ci.

Bolitho sentit qu’il essayait de lui prendre la main. Le voir qui s’efforçait ainsi de lui sourire lui brisait le cœur.

Neale reprit dans un murmure :

— Mr. Bundy va vouloir nous reparler de cette carte… – il délirait, son regard chavirait sous l’effet de la souffrance. Plus tard.

Bolitho lui lâcha la main et se releva.

— Laissez-le se reposer – et, à l’intention de Browne : Assurez-vous que nous ne laissons rien derrière nous.

Cette fois, il pensait à haute voix. Ils n’avaient rien à laisser derrière eux, comme Allday l’avait déjà noté.

Allday lui répondit doucement :

— Je prendrai soin du commandant Neale, amiral.

— Oui, merci.

Bolitho s’approcha de la fenêtre et appuya son front contre les barreaux chauffés par le soleil. Le clocher de l’église se trouvait quelque part sur sa gauche, mais il ne pouvait le voir. Placer les vaisseaux en position d’attaque allait demander des jours, alors qu’il suffisait de quelques minutes pour envoyer un signal par sémaphore et faire venir les renforts qui les couleraient.

Personne n’en savait rien, peut-être personne n’en saurait-il jamais rien. Et dans ce cas, Neale et tant de ses hommes seraient tous morts pour rien !

Il pesa encore plus fort du visage contre le métal, jusqu’à ce que ce contact l’eût un peu calmé. Neale n’était pas encore mort, l’ennemi n’avait pas encore gagné.

Browne le regardait d’un air inquiet ; il voulait l’aider mais il savait qu’il n’y avait rien à faire.

Allday s’assit et regarda Neale. Il avait les yeux clos, sa respiration semblait plus facile.

Allday songeait au navire français qui allait les conduire à Lorient et peu lui importait où se trouvait exactement cet endroit du diable. Il détestait les « mounseers », comme il les appelait, mais un navire, n’importe quel navire valait mieux qu’une voiture et son escorte de foutus soldats.

Enfin, tout cela importait peu. Ce qu’il savait, c’est que Lorient était au nord et que cela les rapprochait de l’Angleterre.

 

Le petit commandant attendait près de la porte ; il regarda Bolitho de curieuse façon.

— C’est l’heure, monsieur.

Bolitho jeta un dernier coup d’œil à la chambre, leur prison de si peu de temps. On avait emporté Neale plus tôt dans l’après-midi, solidement saisi dans un brancard, inconscient, avec Allday qui ne le quittait pas. Sans lui, sans ses efforts désespérés pour s’accrocher à la vie, la pièce semblait déjà morte.

— Entendez-vous le vent ? demanda Browne.

Encore un coup de malchance. Dans l’heure qui avait suivi le départ de Neale, le vent avait commencé à forcir. Ils avaient toujours pu repérer les caprices du temps dans le donjon de la prison, mais à présent, près de la porte, le souffle se déchaînait sauvagement et de façon menaçante. On l’entendait siffler, gémir à travers les fenêtres étroites comme un être vivant qui eût essayé de les retrouver pour les tuer.

— J’espère que Neale est en sûreté à bord, lui répondit Bolitho.

Le commandant les précéda dans l’escalier tournant. Il mettait ses bottes dans les creux des pierres usées sans effort apparent.

— Il doit faire nuit, jeta-t-il par-dessus l’épaule. Le bâtiment n’attendra pas.

Surtout pas maintenant, songea Bolitho en écoutant la tempête qui montait.

De l’autre côté des portes de la prison, le contraste avec la matinée, qui les avait vus monter, Browne et lui, au sommet de la colline, était encore plus impressionnant. Des nuages bas et menaçants, percés çà et là par les rayons argentés de la lune, rendaient le spectacle terrible et d’une sauvagerie sans fond. Des lanternes sautillaient autour de lui et, au commandement, se dirigèrent vers l’arrière de la prison. Le commandant avança sans hésiter : il n’avait visiblement besoin ni de lanterne ni de lune pour s’orienter. Ils empruntèrent le même chemin ou presque que celui qu’ils avaient découvert le matin. Mais, dans l’obscurité et avec ce vent qui vous bousculait, ç’aurait pu être n’importe où.

Il devinait les gardes qui le surveillaient et se souvint du dernier avertissement du commandant : « Vous me quitterez comme des officiers, pas comme des voleurs. En conséquence, je ne vous ferai pas mettre les fers ni les menottes. Mais si vous essayez de vous enfuir… »

La proximité des gardiens et de leurs longues baïonnettes ne requérait nulle explication supplémentaire.

— Nous commençons à descendre, fit Browne.

Le sentier s’incurvait vers la droite avant de s’engager dans une pente assez raide. Les ululements du vent s’estompèrent un peu à l’abri de la falaise.

Bolitho trébucha et perçut immédiatement un cliquetis métallique derrière lui. Ils étaient toujours sur leurs gardes, parés à lui tirer dessus s’il tentait de fuir. Puis il entendit la mer qui battait la plage. Seul un mince ruban d’écume trahissait sa direction. Il se surprit à compter les minutes et les secondes, comme s’il était vital de connaître la position exacte de l’endroit qu’il quittait avant de s’embarquer pour une autre destination.

Un autre groupe de lanternes apparut en tanguant sur la plage, des bottes crissaient dans le sable mouillé.

Puis Bolitho reconnut le frottement d’une quille qui grinçait dans les rouleaux. Il se demanda où pouvait bien être mouillé le bâtiment. L’abri qu’offrait la pointe lui fit deviner que le vent n’avait pas molli mais qu’il avait seulement tourné considérablement. Venait-il de l’est ? La chose semblait probable. Mais, dans le golfe de Gascogne, on ne savait jamais.

Le visage du commandant émergea de l’ombre à la lueur d’une lanterne.

— Adieu, monsieur. On m’a dit que votre commandant Neale était sain et sauf à bord de la Cérès – il recula d’un pas et effleura le bord de sa coiffure. Bonne chance !

La lueur disparut et le commandant avec elle. Une voix inconnue cria sans aménité :

— Dans la chaloupe, vite* !

On les tirait, on les poussait, ils finirent par se retrouver dans la chambre d’une chaloupe, serrés étroitement entre deux marins invisibles. On poussa en eau profonde et les avirons plongèrent pour aider à gouverner.

Une fois qu’on avait décollé du rivage, la navigation évoquait une course sur le dos d’un marsouin. Le canot montait, plongeait, les nageurs essayaient désespérément de garder la cadence, sous les ordres que hurlait le bosco à la barre.

C’était une sale nuit, et elle allait encore empirer. Bolitho songeait à Neale en espérant qu’il trouverait un peu de paix dans un environnement qui lui était plus familier, qu’il fût français ou pas. Il percevait nettement la différence. Cette odeur de goudron et d’eau-de-vie, ces relents de sueur exhalés par les nageurs qui luttaient contre leur ennemi de toujours.

La Cérès. Il avait déjà entendu ce nom quelque part. Une frégate, l’une de celles que l’on utilisait pour briser le blocus britannique et porter les dépêches d’une escadre à l’autre. Si les Français continuaient à développer leur système de sémaphores, la vie de ces frégates allait devenir plus facile.

Browne lui toucha le bras : la silhouette du bâtiment jaillissait de l’obscurité. La mer bouillonnait autour de l’avant et du câble comme si elle venait d’émerger des profondeurs.

Après trois tentatives, la chaloupe réussit enfin à crocher, et Bolitho, suivi de Browne, sauta au péril de sa vie au moment où l’embarcation retombait dans un creux.

Même ainsi, ils arrivèrent sur le pont de la frégate trempés jusqu’aux os. Leurs manteaux, privés d’insignes comme de boutons, leur donnaient l’air d’épouvantails en haillons.

Bolitho savait bien qu’il y avait urgence et qu’il fallait mettre en route le plus vite possible. Il fut également sensible au fait que le commandant, averti du rang de ses passagers, prît la peine, en dépit de tout ce qu’il avait à faire, de les accueillir lui-même à la coupée.

Par une succession d’échelles puis sous les barrots, on conduisit Bolitho jusqu’à cet univers qu’il connaissait si bien.

Dans les entreponts, les mouvements étaient particulièrement violents et il sentait le vaisseau sauter sur son câble, impatient de s’éloigner des rochers qui l’entouraient et de gagner le large.

Comme ils descendaient une nouvelle échelle jusqu’au dernier pont, Bolitho entendit le cliquetis du cabestan, puis des ordres portés par le vent tandis que les marins s’apprêtaient à mettre à la voile.

Des silhouettes courbées passaient entre les ombres ; il aperçut sur le pont des taches sombres qui ne pouvaient être que du sang. Pas du sang frais, non, mais des traces trop anciennes pour être effacées. Cet entrepont était bien comme tous les autres, songea-t-il amèrement. Un endroit où les chirurgiens essayaient tant bien que mal de faire leur métier tandis que les canons grondaient au-dessus de leur tête et que l’on attachait leurs victimes hurlantes sur la table pour y affronter la scie ou le scalpel.

Il aperçut Neale, allongé dans une couchette près d’une grosse membrure. Allday s’avança vers Bolitho comme si le fait qu’ils fussent enfin réunis était la chose la plus importante du monde.

— Elle s’appelle la Cérès, fit Allday rapidement, un trente-deux, amiral – il le conduisit jusqu’à un coffre qu’il avait recouvert de toile et arrangé pour leur faire un siège. Ils se sont battus contre l’un de nos bâtiments de patrouille, ça fait un certain temps, c’est le coq qui me l’a dit – il se mit à rire. C’est un irlandais. De toute façon, amiral, il va à Lorient.

Il tourna la tête en entendant le vent mugir contre le bordé.

— Et ils sont sous-armés, eux aussi. J’espère bien qu’ils vont se foutre au plein, cette bande de pourris !

— Comment va le commandant Neale ?

Allday redevint sérieux.

— Parfois, il croit qu’il est retourné à bord du Styx. Il continue à donner des ordres. Le reste du temps, il est plutôt calme, il reste paisible.

On entendit des cris dans le lointain, puis le pont s’inclura brusquement. Bolitho alla s’asseoir sur un coffre, le dos appuyé contre une membrure. L’ancre dérapa et la Cérès commença à lutter pour se dégager. Il remarqua qu’Allday avait empilé un monceau de vieux morceaux de toile dans un coin, suffisamment pour cacher les menottes et les fers fixés par des chaînes à des anneaux de pont.

Voilà qui leur rappelait encore leur état de prisonniers et qui soulignait de rude façon comment ils seraient traités s’ils faisaient la moindre difficulté.

Allday regarda ce qui se passait au-dessus de lui, les yeux et les oreilles aux aguets comme un chat dans l’ombre.

— Ils ont mis en route, amiral. Au près serré je dirais… – et comme si cela lui revenait soudain : Ils ont à boire, amiral, à ne savoir qu’en faire. Mais pas de bonne vraie bière – il tordit le nez de dégoût… On pouvait s’en douter.

Bolitho se tourna vers Neale, puis vers Browne. Tous deux s’étaient assoupis, chacun enfermé dans ses pensées et momentanément tranquille.

Le bâtiment grognait, plongeait, les membrures gémissaient, le vent réussissait à vaincre les efforts de la barre et de ses servants. Bolitho entendait la mer gronder contre la muraille, il l’imaginait bondir par-dessus les passavants et balayer comme des feuilles les hommes fourbus et épuisés.

Il songeait à Belinda, à sa demeure sous le château de Pendennis, à Adam, à son ami Thomas Herrick. Il en était encore à essayer de se remémorer leurs visages lorsqu’il s’endormit d’épuisement.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, il sentit immédiatement qu’il se passait quelque chose. Le temps de se souvenir de l’endroit où il se trouvait, il comprit qu’il avait dormi plusieurs heures, car il apercevait des taches de lumière grisâtre qui dansaient sur l’une des descentes.

Allday était assis droit comme un I sur sa toile et Browne bâillait en se frottant les yeux, comme s’il se demandait s’il n’était pas encore en train de rêver.

Bolitho se pencha en avant et sentit le navire remuer de manière assez erratique sous ses pieds. Qu’est-ce qui l’avait donc réveillé ?

— Allez voir au bas de cette échelle, Oliver, et dites-moi si vous entendez quelque chose.

— On ne peut pas être déjà arrivés, n’est-ce pas ? demanda Allday, un peu inquiet.

— Non, avec une tempête qui vient du large, dans ces eaux, cela double le temps de transit.

Il vit Browne qui s’accrochait au montant de la descente au moment où une voix se faisait entendre en écho sur le pont :

— En haut les gabiers ! En haut pour ferler les huniers* !

Browne se retira précipitamment, le corps plié en deux, dans la posture de quelqu’un qui descend à flanc de colline.

— Ils ferlent les huniers, amiral.

Bolitho entendit des piétinements au-dessus de sa tête, la bordée de repos qui courait obéir au dernier ordre donné. Cela n’avait aucun sens. Allday avait dit qu’ils manquaient de monde, alors pourquoi épuiser un peu plus les hommes en les envoyant prendre des ris maintenant ? Si seulement il avait pu voir ce qui se passait…

Un fanal jeta une vague lueur jaunâtre au bas de l’échelle, et Bolitho aperçut un enseigne accompagné de deux officiers mariniers ; le groupe fondit sur lui.

L’enseigne était jeune et avait l’air passablement ennuyé. Les deux vieux marins ne perdirent pas de temps et passèrent les menottes et les fers aux poignets et aux pieds de Bolitho. Ils en firent autant à Browne. Comme ils s’approchaient d’Allday, l’enseigne d’un signe de tête leur désigna Neale. Apparemment, Allday restait libre de continuer à s’occuper du capitaine de vaisseau blessé.

Bolitho regarda les menottes :

— Je ne comprends pas.

Le bâtiment s’inclina davantage d’un bord, on entendait des gens crier à l’avant et à l’arrière, les poulies grinçaient comme des porcs à l’abattoir. Le commandant essayait de virer de bord, mais, à en juger par les mouvements violents qu’ils subissaient, Bolitho douta qu’il réussît. Sans huniers, il allait… Bolitho retourna s’asseoir, raide comme un piquet, au bout de sa chaîne.

Le Français essayait de rester invisible, il avait donc rentré ses voiles hautes pour cacher la silhouette de son bâtiment dans le fouillis des lames. Comme en écho à ses réflexions, il entendit une voix crier :

— Tout le monde à son poste ! Branle-bas de combat* !

Browne n’en croyait pas ses oreilles :

— Ils mettent aux postes de combat, amiral !

Bolitho écoutait tous ces nouveaux bruits qui montaient : l’équipage de la frégate s’employait à ôter écrans de toiles et hamacs, on entendait le grondement des affûts que l’on manœuvrait avant de charger.

Ils se regardèrent, incrédules. Puis Allday dit, tout excité :

— C’est un des nôtres, amiral ! Mon Dieu, c’est sûrement ça !

Des silhouettes sombres passaient, têtes penchées sous les barrots. On allumait des lanternes, qui jetaient des lueurs tournoyantes, on tirait les coffres au milieu du pont pour les saisir. La lumière faisait deviner çà et là les longs tabliers, les jeux d’instruments, les aides du chirurgien sortaient leurs outils de travail.

Personne ne prêtait la moindre attention aux trois hommes assis dans l’ombre ni à la couchette qui se balançait près deux.

Bolitho essaya de tirer sur ses menottes. Tout n’était donc pas terminé. Ce serait là une fin bien cruelle que de partir au fond ainsi enchaîné, au cours d’un combat contre un vaisseau du roi.

Le pont se stabilisa légèrement, l’un des aides du chirurgien éclata de rire. Mais c’était un rire sans joie. Même un homme comme lui savait trop bien ce que ce changement signifiait : leur commandant avait renvoyé de la toile, ses efforts pour rester caché avaient échoué. Il allait falloir se battre et bientôt, tous ces hommes seraient beaucoup trop occupés pour se soucier de quelques prisonniers.

Neale ouvrit les yeux et se mit à crier d’une voix étonnamment intelligible :

— Factionnaire ! Allez me chercher le capitaine d’armes !

Mais personne ne parut s’en rendre compte ni s’en soucier.

Bolitho se laissa retomber en arrière et essaya de remettre de l’ordre dans ses idées.

— Allday !

— Amiral ?

— Soyez paré.

Allday regarda la porte éclairée qui donnait sur l’infirmerie : pas une seule arme, pas la moindre hache. Il répondit pourtant d’une voix rauque :

— Je serai paré, amiral, ne vous faites pas de bile pour ça. L’attente devenait insupportable, les assistants du chirurgien se rassemblèrent dans le rond de lumière comme pour exécuter quelque étrange rituel.

— Chargez toutes les pièces* !

C’était l’ordre de charger. Comme s’il obéissait à un signal convenu, le chirurgien sortit de son infirmerie et s’avança lentement vers la lumière.

Bolitho s’humecta les lèvres, il mourait de soif. Une fois de plus, d’autres que lui avaient décidé ce qui allait se passer au cours des prochaines heures.

 

Victoire oblige
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